Nourrir l’Afrique dans un espace limité
Dans Se nourrir, le défi de l’Afrique, Pierre Jacquemot décrypte l’inertie du continent en matière d’agriculture, ainsi que ses atouts, et combat les idées reçues.
Pourquoi publier un tel ouvrage sur la question de l’alimentation, une problématique abordée par de nombreux universitaires et institutions africains ?
Cette idée part d’une prise de conscience que l’Afrique va devoir s’alimenter et alimenter une population de deux milliards et demi d’Africains dans les prochaines décennies. Tandis que les défis sur les questions alimentaires restent importants, notamment en matière de malnutrition.
J’ai essayé de répondre à cette question pour l’Afrique : « Comment produire plus de produits de qualités saines et en quantité suffisante pour une population qui croît, mais sur des terres limitées en termes fonciers et ne présentant pas beaucoup de possibilités d’extension ? » En effet, ces terres souvent dégradées et qui peuvent être victime d’aléas climatiques comme c’est le cas actuellement avec des phénomènes d’inondation qu’on connaît dans les vallées, ou des insectes qui viennent manger les récoltes dans l’Est ?
Dans cette problématique, qu’est ce qui n’a pas marché, malgré les ressources et les richesses de l’Afrique ?
D’abord l’héritage colonial – même si on ne va pas s’appesantir sur cette question –, explique cette situation. Il est en partie l’explication à la difficulté de l’Afrique pour se nourrir. Quand vous produisez pour l’exploitation du café, du cacao, de l’huile de palme, du soja ou de l’arachide, vous ne donnez pas à des activités vivrières susceptibles de satisfaire les besoins des populations.
Et quand vous consacrez une bonne partie de vos importations à acheter des brisures de riz ou des ailes de dinde venant d’Asie ou d’Europe, vous ne permettez pas l’agriculture nationale de satisfaire les besoins de la population sur la base de ses propres ressources.
L’Afrique doit lutter contre cet héritage contre et opérer une transformation structurelle de l’agriculture et des modes alimentaires africains. Les bouleversements dans le monde agricole s’organisent sur des temps longs parce qu’ils modifient la façon de produire. Ils ont recours à des techniques de production agroécologiques avec des semences et engrais adaptés à la réalité du monde paysan. La société africaine est essentiellement paysanne, c’est elle qui assure l’alimentation des Africains. Opérer des modifications dans ces comportements prend du temps.
Cette économie paysanne, aux ressources considérables, propose des alternatives pour mieux lutter contre le réchauffement climatique, par exemple garder l’eau plus longtemps après la saison des pluies. Ce sont des micro-expériences, mais elles sont significatives en matière agroécologie, elles permettent d’envisager les choses à une échelle régionale susceptible de répondre à des besoins.
Une des règles fondamentales est de se diversifier. Il faut savoir jouer sur différentes spéculations surtout si vous avez des aléas climatiques qui risquent d’abîmer une production et de pouvoir vous reporter sur d’autres. La pandémie de Covid-19 a été un bon exemple, avec les restrictions de mobilité, de pouvoir s’alimenter sur une petite échelle sans faire des gros efforts tout en restant en bonne santé. Et la crise ukrainienne qui a provoqué une augmentation vertigineuse des prix des céréales et des engrais ; on peut y voir un facteur positif qui pousse à des solutions autonomes.
Ce que j’ai vécu dans les relations fortes entre la France et l’Afrique, ce sont les relations culturelles. La promotion de la culture africaine sous toutes ses formes avec la musique, la danse, le théâtre etc.
Dans votre livre, vous allez plus loin dans les détails. Mais dans cette nouvelle Afrique, quelles sont les trajectoires qui portent à l’optimisme ?
Il y en a beaucoup. Lorsqu’on fait du terrain, on rencontre des ingénieurs agronomes, des spécialistes, des chercheurs qui nous expliquent les opportunités liées aux nouvelles pratiques agricoles. Concrètement l’électrification rurale est un bouleversement considérable.
Avec cette électrification, les enfants peuvent étudier à la tombée de la nuit, on développe l’hydraulique villageoise, opérer la transformation agricole et la réfrigération, mais aussi avoir des ateliers mécaniques de maintenance. Ce sont des transformations considérables pour les villageois.
Le téléphone portable est un instrument de bancarisation, mais aussi un instrument d’assurance agricole avec lequel les paysans éloignés peuvent souscrire à des assurances contre la sécheresse et les prédateurs. En matière d’accès au crédit, cet outil bouleverse complètement la donne. On met à côté les caisses ou les banques agricoles qui ne touchaient pas autrefois le monde rural, aujourd’hui on donne à cette paysannerie pauvre l’accès de s’ouvrir sur le monde avec les télécommunications.
Un autre facteur de changement, c’est la prise d’autonomie des femmes. Nous observons un critère très déterminant dans le changement des modes agricoles et alimentaires : la prise d’autonomie progressive des femmes par rapport aux contraintes du patriarcat et du ménage. Elles cultivent aujourd’hui leurs propres parcelles pour faire du maraîchage, collectivement parfois, elles vont au marché, s’occupent de la transformation et de la cuisine intelligente, nutritive à partir des céréales, des légumineuses, des fruits locaux. Elles ont pu conquérir un petit espace d’autonomie, depuis vingt ans.
Certes, vous mentionnez des expériences de populations qui se débrouillent ; mais dans une stratégie de changement, les États doivent-ils apporter aussi leur contribution ?
Les États ont l’obligation d’accorder 10% de leur budget au secteur agricole, une directive qui n’est jamais respectée. Nous voyons une sous-valorisation du monde agricole et du monde rural qui se repose à un manque de considération de la part des élites politiques. Ce n’est pas seulement propre à l’Afrique.
Au niveau mondial, s’exerce une forte concurrence sur la possession des terres. En Afrique, les terres arables sont tellement convoitées qu’il est difficile de résoudre toutes les menaces d’ordre climatiques, politiques et environnementales qui pèsent sur le continent…
Nous trouvons encore un accaparement des terres par certains hommes d’États, c’est vrai. Des terres plus productives. La limitation foncière est un autre problème. Les possibilités d’accroître les surfaces agricoles et conquérir de nouvelles terres sont relativement limitées en Afrique, contrairement à ce qu’on pense. La moitié des terres qui font l’objet d’un accaparement ne sont pas cultivées pour des raisons de contraintes liées à la désertification, à l’existence des forêts, les terres de parcours des éleveurs et des problèmes naturels.
Quand on analyse la qualité de ces terres disponibles, avec des sondages, on se rend compte que l’on dispose d’à peu près 100 millions d’hectares potentiellement cultivables. Avec une équipe danoise, nous avons pu établir certains chiffres qui nous amènent à 50 millions d’hectares. Donc il faut produire plus et intensifier sur les parcelles des superficies déjà existantes, plutôt que de penser qu’on va conquérir des nouvelles terres.
En tant qu’ancien ambassadeur à la fois dans les pays francophones et anglophones, votre regard croisé est-il utile pour comprendre la cartographie des pays qui bougent et des pays qui stagne en Afrique ?
Voyons un pays, comme le Maroc qui a une réflexion très poussée sur ces questions d’agriculture, d’alimentation et de nutrition. Au sud du Sahara, les situations des pays sont très variables. En Éthiopie, au Madagascar, au Ghana et au Kenya, on peut identifier des expériences très significatives. Mais c’est davantage à des échelles régionales qu’a des échelles nationales que l’on trouve des expériences suffisamment significatives.
Avons-nous une juste appréciation du nombre des terres exploitées, de personnes et de besoins qui fondent l’architecture de ce secteur ?
Il y a deux éléments dans votre question. Les connaissances statistiques s’améliorent sur les superficies, mais aussi sur les modes de production, les intrants disponibles et l’organisation des marchés.
Toutes ces données sont-elles intégrées pour faire bénéficier ce secteur ?
Elles peuvent l’être à condition qu’elles soient partagées avec les bénéficiaires et les preneurs de décisions. Le preneur des décisions ultimes, c’est le paysan qui a besoin de toutes ces informations. Il détient lui-même ces informations. Il veut juste savoir quelles sont celles qui sont occultées. On réhabilite des savoirs agronomiques ; en même temps, il peut être bénéficiaire de conseils agricoles, mais pas de manière verticale, de manière participative. Des méthodes anciennement utilisées sont révolues.
Pour moderniser ce secteur et attirer des investissements, on voit des acteurs capables de s’impliquer comme la BAD et la FAO. Quelle est leur importance ?
Il faut savoir que dans les institutions de financement internationales ou régionales, l’agriculture n’a jamais été la grande priorité. Le retour sur l’investissement est nécessairement long. Changer des pratiques agricoles, changer des modes de production, arracher des plantes de cacao pour faire des cultures vivrières prend beaucoup de temps. Et le temps long, ce n’est pas le temps du banquier. En tout cas pas le banquier africain.
Le deuxième problème, c’est le problème de garantie. La terre ne fait pas l’objet d’une propriété privative, mais une propriété individuelle dans beaucoup de situations. Ce qui intéresse le banquier c’est d’avoir une garantie, une caution. Il ne peut pas avoir une caution foncière parce qu’on ne peut pas lui remettre en contrepartie. Il faut donc imaginer d’autres solutions qui permettent de donner aux banquiers des assurances qui recouvriront toutes les mises dans des opérations de ce type.
Avec votre profil d’écrivain et de diplomate, pouvez-vous vous détacher de la politique africaine de la France ? Les changements de cycles et de générations entraînent leur lot d’incompréhensions qui risquent d’aggraver la situation…
En parlant de changement de cycles, nous sommes dans une mutation de la relation de l’Afrique à la France, de l’Afrique à l’Europe et de l’Afrique au reste du monde. Nous voyons un nouveau désir d’émancipation depuis les années 1960. On entend des mots comme décolonialité qui prouvent les aspirations des Africains vers un changement de paradigme, une revendication à l’identité, le désir de s’émanciper, pour s’affranchir du paternalisme occidental.
Et sur quoi faut-il s’appuyer pour renverser les tendances ?
Il faut s’appuyer sur des capacités propres des pays à travers l’expression démocratique libre, la liberté d’expression et d’opinion dans ses différentes formes pour trouver des solutions locales qui permettent d’établir ou de construire de manière endogène des solutions adaptées au continent.
Ce qui n’exclut pas d’entretenir des bonnes relations avec les autres pays. Ce que j’ai vécu dans les relations fortes entre la France et l’Afrique, ce sont les relations culturelles. La promotion de la culture africaine sous toutes ses formes avec la musique, la danse, le théâtre etc. Il ne doit pas avoir une politique africaine de la France, la seule politique qui doit exister c’est la politique d’amitié, de fraternité, de solidarité et d’entraide.
« Comment produire plus de produits de qualités saines et en quantité suffisante pour une population qui croît, mais sur des terres limitées en termes fonciers et ne présentant pas beaucoup de possibilités d’extension ? »
Donc c’est encore tôt pour avoir le vrai visage de la nouvelle coopération franco-africaine ?
Elle est en mutation, avec des acteurs qui ne savent pas exactement où ils vont. La jeunesse urbaine est en revendication forte avec une expression très forte qui ne trouve pas en Afrique le moyen de satisfaire ses envies. Elle est fortement engagée dans ce combat pour retrouver son identité perdue. Elle revendique plus de droits et de respectabilité.
Quant à la France, il faut espérer qu’elle ne s’oriente pas vers un repli frileux, complotiste et conservateur comme certains pourraient l’espérer lorsqu’on entend des mots absurdes sur l’immigration. On peut espérer que mon pays, la France, restera ouvert aux étrangers et sera attentif, accueillant, hospitalier, curieux, avec ses voisins d’au-delà de la Méditerranée.
La France a-t-elle le souffle aujourd’hui pour s’engager dans une persuasion différente ?
Je suis optimiste comme sur les questions alimentaires et agricoles. Les mutations actuelles doivent permettre à la France d’avoir une ouverture vers l’Afrique plus intelligente et moins condescendante. Mon pays ne doit pas céder à certains comportements très stupides. Je suis d’origine britannique, mais j’enseigne Science po en Français. Mon séminaire la dernière fois était entièrement en français, et des étudiants non francophones venaient pour écouter parler de l’Afrique et écouter parler français.
Il faut que la France change son regard vers l’Afrique et adopte un comportement beaucoup plus souple et tendre pour bâtir sur des nouvelles bases, redéfinir les relations franco-africaines en une solution intelligente et abandonner toute relation paternaliste.